mardi 5 janvier 2021

Une putain de journée de merde.


 Hier j’ai lu le long entretien que Camille Kouchner a accordé à l’Obs pour la sortie de son livre « la Familia grande » et je suis arrivée à la fin en retenant mes larmes. Je ne pleure qu’à certaines occasions. J’ai fixé des limites sur les occasions de pleurer mais en aucun cas sur leur fréquence et c’est bien d’ailleurs parce que ces occasions se répètent tellement souvent  que j’ai décidé de limiter mes larmes à ces deux seules occasions : la traite d’enfants et les abus sexuels sur les enfants. Parfois les deux vont ensemble. 

Camille K. dit qu’elle n’a pas écrit à la place de son frère. Elle a écrit parce qu’elle ne pouvait plus se taire. C’est son frère qui a été abusé par son beau-père Olivier Duhamel, qu’elle ne cite d’ailleurs pas mais que tout le monde a parfaitement reconnu. Il a bien dû se reconnaître lui aussi, puisqu’hier, il a démissionné de toutes ses fonctions. C’est son frère et c’est toute la famille qui souffre. Quand Camille K. est allé se confier à sa mère, cette dernière lui a répondu : «Mais enfin, de quoi vous vous plaignez, vous avez tous les deux un boulot, des enfants … ». Quand son frère victime des abus de son beau-père, a accepté de tout raconter à sa mère, elle lui a répondu  : «Et puis, il n’y a pas eu sodomie. Des fellations, c’est quand même très différent. » 

C’est ce qu’on m’a dit aussi après que j’ai raconté des dizaines d’années plus tard : « Tu n’as pas été violée ». Lorsque j’avais onze ans, je ne savais même pas ce que ça voulait dire, être violée, je n’ai jamais eu ces mots dans ma tête alors que je savais parfaitement que ce que cet homme faisait n’était pas normal, surtout quand l’homme est un grand-père en qui vous avez confiance. 

Encore aujourd’hui, pour être certaine que ce comportement est malsain, je me force à imaginer mon mari dans le rôle du grand-père observant sa petite fille se déshabiller, debout dans l’encadrement de la porte de sa chambre. Je me passe l’image jusqu’à la nausée et la nausée me vient vite. Je suis obligée de mettre en route ce processus, je suis obligée de me coller la nausée pour me redire que ce n’est pas normal de regarder une petite fille de onze ans se déshabiller. J’ai ce besoin de vérifier puisque l’on m’a dit que ce n’était pas grave. 

C’est insupportable comme il m’est insupportable de m’entendre dire que j’ai écrit des méchancetés et que ça ne se fait pas. Il faut oublier. On ne dit pas du mal comme ça de personnes de sa famille. Et puis, dans le fond, est-ce que je n’aurais pas tout inventé ? Ces histoires-là, on les dit dans le secret du cabinet d’un psy et ensuite on se tait. C’est ce que j’entends encore maintenant.

C’est toujours la même histoire, on inverse les rôles et les victimes deviennent des coupables. 

J’ai attendu des décennies pour l’écrire et je me suis longtemps demandée pourquoi je n’avais rien dit avant. Aujourd’hui j’ai réalisé que c’est sûrement ce que j’avais le mieux réussi, ne rien dire à mes parents puisque l’on m’aurait répondu que ce n’était pas grave et cette réponse  aurait été  bien plus destructrice  à entendre pour la petite fille de onze ans que pour l’adulte que je suis devenue. 

J’ai lu les mots de Camille K. émue d’y trouver autant de correspondances. Je suis allée lire le Wikipédia d’Olivier Duhamel et y ai appris qu’il avait adopté deux enfants au Chili. Cela n’avait évidemment rien à voir — c'est une sorte de hasard —  avec le récit de Camille K., mais ce hasard m’a fait, à moi,  une autre claque qui  m’a immédiatement amenée sur l’autre occasion de pleurer que je m’autorise. 

C’était vraiment une putain de journée de merde.