mercredi 12 juin 2019

Chronique de mon racisme ordinaire



Toute ressemblance est vraie, l'histoire est vraie et le noir était bien noir. 

  
  Je suis stagiaire iconographe à l’agence de photo Gamma. J’ai repris des études et je termine mon DUT d’infocom par un stage que j’ai choisi de faire dans une agence photo pour être iconographe. 
  J’ai obtenu brillamment mon DUT, je suis iconographe et ça s’est arrêté là (et ça n’ira jamais au-delà), mais ce printemps, je suis encore une stagiaire pleine d’espoir chez Gamma et toute la promotion de l’IUT de Paul Sabatier m’a enviée d’avoir obtenu ce stage prestigieux. 
  
  Je suis stagiaire, j’ai intégré l’équipe de l’agence en pigeant. J’apprends à cette occasion que piger ou faire les piges, c’est aller rechercher dans la presse toutes les images marquées du copyright © Gamma et de rentrer ensuite dans la base de données les mots clés correspondants à la photo repérée pour retrouver le nom du photographe à créditer et facturer la photo à la rédaction qui a utilisé l’image. Je ne comprends toujours pas ce système qui consistait pour Gamma à donner aux rédactions les codes pour entrer dans leur photothèque, et se servir sans payer l’image utilisée. C’était à un iconographe, stagiaire ou non, de passer des heures à repérer les images utilisées pour pouvoir leur facturer. 
  J’aimais ce travail qui me permettait de feuilleter toute la presse magazine et qui demandait, en plus des compétences informatiques, d’avoir de la culture générale pour reconnaître au premier coup d’œil les personnalités photographiées et rentrer les bons mots clés. Les journées passaient vite et j’ai eu aussi la chance de croiser quelques grands noms du photojournalisme et de recueillir leurs souvenirs pour rédiger mon mémoire.
  Ce n’était plus la grande époque chez Gamma, le photojournalisme parisien vivait ses dernières années dans un souffle de fin de règne. C’était encore Gamma, mais ce n’était plus qu’un nom, Hachette les avait déjà rachetés et plus personne n’avait la foi dans les couloirs de ce grand immeuble parisien où les agences survivantes étaient regroupées, Keystone était à l’étage en dessous et Rapho en face. 
  Les employés étaient démotivés et personne ne faisait plus semblant d’y croire, ils ne faisaient que ressasser leurs souvenirs, la nuit où Diana était morte et le portrait de Gilles Caron éclairait encore la salle de rédaction alors que Depardon n’était plus qu’un fantôme. 
  
  Ce matin-là, magazines déployés sur la grande table que nous occupions à cinq ou six, je pigeais. Ils étaient tous partis boire un café ou fumer une cigarette. Ils m’avaient dit « On te laisse, c’est calme. » Ils avaient ajouté : « On revient dans pas longtemps », on dit toujours ça. Je pouvais bien rester seule, ça ne changeait rien, sauf pour le téléphone que je n’avais absolument pas le droit de décrocher. C’était la consigne absolue, car, si jamais un super gros client super important appelait et que je décroche, j’aurais pu répondre à côté et leur faire perdre un éventuel gros marché. C’était de leur part un espoir pathétique, mais que je pouvais comprendre, chacun espérant qu’un miracle se produise pour éviter le plan social qui se profilait à l’horizon. 
  Je me suis donc retrouvée seule à la grande table ovale à feuilleter mes magazines, tête penchée à la verticale pour lire les copyrights quand je sens une présence derrière mon épaule. C’est le vigile de l’entrée qui regarde l’écran et me demande ce que je fais. Je lui explique que je pige, car les rédactions utilisent les photos sans le signaler et que je ne comprends pas bien cette organisation qui consiste à devoir ensuite les traquer pour les faire payer. Le vigile me regarde stupéfait, et je lui dis : « Évidemment vous ne pouvez pas comprendre, mais avouez que c’est un peu idiot comme stratégie, enfin, moi, ça ne me dérange pas, car j’aime bien passer mes journées à feuilleter des magazines. » Pendant que je lui parle comme à un pote, il tourne autour de notre table et regarde les affaires de mes collègues de travail, je me dis que nous sommes super surveillés pour que le vigile monte dans les étages, ça fait ambiance secret défense et ça me fait rire. C’est à ce moment-là que le téléphone posé au milieu de la table se met à sonner et que je ne réponds évidemment pas. La consigne. Le téléphone sonne longtemps, très longtemps, et le vigile, qui me regarde toujours, me demande pourquoi je ne décroche pas. Je lui explique la consigne, cela m’est interdit, car je suis stagiaire. Il n’a pas l’air de me croire et me dit : « Vous êtes stagiaire ? »  Oui, je n’ai pas l’âge d’une stagiaire, mais je suis stagiaire. Il regarde toujours le téléphone qui sonne dans le vide et me dit : « Vraiment, vous n’allez pas répondre ? » Je lui assure que non, je ne vais pas répondre. Il semble totalement désemparé et me demande où sont tous ces gens qui ne sont pas à leur poste de travail et qui, eux, peuvent répondre au téléphone. Je lui dis : 
  « Ah ! Ils sont partis boire un café et fumer une clope. 
  — Tous ? Y a plus que vous ?
   — Ne vous inquiétez pas, ils vont revenir, et j’ajoute, c’est souvent comme ça. »
   Là, il semble s’étouffer et me dit : « Ah bon ! … » Et il s’en va. 
  Et il est reparti comme il était venu, c’est-à-dire sans que je comprenne comment ce vigile avait pu monter jusqu’à notre bureau pour venir nous faire un coucou. 
  Les collègues ayant fini leur clope et leur café sont revenus autour de la grande table ovale et me demandent : « C’est bon, y a rien eu ? » Là, je leur raconte que, si, le vigile a débarqué juste après leur départ et qu’il avait l’air perturbé, surtout quand le téléphone a sonné et que je lui ai dit que je n’avais pas le droit de décrocher. Ils ont un air étonné, mes collègues, ils ne comprennent pas que le vigile ait pu monter dans le bureau, alors ils continuent à me questionner et ils me demandent comment il était. Je leur décris le vigile, un black immense en blazer bleu marine, un vigile normal comme celui qui est au rez-de-chaussée de l’immeuble le matin et comme ceux qui sont à l’entrée de la Fnac. Et, tout d’un coup, je sens qu’il se passe quelque chose de terrible au moment où ils me demandent : « Tu n’as jamais croisé le directeur de Hachette ? » Ben non ! Je ne l’ai jamais vu, je ne sais même pas qui c’est. Alors, ils me décrivent le directeur de Hachette, un grand Noir hyper baraqué qui porte toujours un blazer et qui est énarque. « Tu n’aurais pas l’impression que c’était lui ? » 
  Oui, c’était lui, vu le savon monumental que chacun d’entre eux s’est pris dans le jour qui a suivi. 
  Pour moi, cela a été — passé le moment de rigolade — un moment de honte immense en réalisant qu’il avait suffi que le type soit noir, baraqué et porte un blazer bleu marine pour que je l’identifie comme un vigile et que je me découvre raciste.