mercredi 12 juin 2019

Chronique de mon racisme ordinaire



Toute ressemblance est vraie, l'histoire est vraie et le noir était bien noir. 

Printemps 2005, je suis stagiaire iconographe à l’agence de photo Gamma. J’ai repris des études et je termine mon DUT d’info-com par un stage que j’ai choisi de faire dans une agence photo pour être iconographe. 
J’ai obtenu brillamment mon DUT, je suis iconographe et ça s’est arrêté là mais au printemps 2005, je suis encore stagiaire pleine d’espoir chez Gamma et toute la promotion de l’IUT de Paul Sabatier m’a envié ce stage prestigieux. 
Je suis stagiaire et je participe à la vie de l’agence en pigeant et j’apprends aussi à cette occasion que piger ou faire les piges, c’est aller rechercher dans la presse toutes les images marquées du copyright Gamma et de rentrer ensuite dans la base de données les mots clés correspondants à la photo repérée pour retrouver le nom du photographe à créditer et facturer la photo à la rédaction qui a utilisé l’image. Je ne comprends toujours pas ce système qui consistait pour Gamma à donner aux rédactions les codes pour entrer dans leur photothèque mais ne les obligeait pas à payer l’image utilisée. C’était à un iconographe, stagiaire ou non, de retrouver les images utilisées pour pouvoir leur facturer. 
J’aimais ce travail qui me permettait de feuilleter toute la presse magazine et qui demandait en plus des qualités informatiques d’avoir de la culture générale pour reconnaître les personnes photographiées et rentrer les bons mots clés. Les journées passaient vite et j’ai eu aussi la chance de croiser quelques grands noms du photojournalisme et de recueillir leurs souvenirs pour rédiger mon mémoire.

Ce n’était plus la grande époque chez Gamma, le photojournalisme vivait ses dernières années  dans un souffle de fin de règne. C’était encore Gamma mais ce n’était plus qu’un nom, Hachette les avait déjà rachetés et plus personne n’avait la foi dans les couloirs de ce grand immeuble parisien où les agences survivantes étaient regroupées, Keystone était à l’étage en dessous et Rapho en face. 
Les employés face au plan social étaient démotivés et personne ne faisait plus semblant d’y croire, ils ne faisaient que ressasser leurs souvenirs, la nuit où Diana était morte et le portrait de Gilles Caron éclairait encore la salle de rédaction alors que Depardon n’était plus qu’un fantôme. 

Ce matin où je pigeais sur la grande table que nous occupions à cinq ou six, ils étaient tous partis boire un café ou fumer une cigarette. Ils m’avaient dit, on te laisse, c’est calme. Ils avaient dit, on revient dans pas longtemps, on dit toujours ça. Je pouvais bien rester seule, ça ne changeait rien sauf pour le téléphone que je n’avais absolument pas le droit de décrocher. C’était la consigne absolue car si jamais un super gros client super important appelait et que  je décroche, j’aurais pu répondre à côté et leur faire perdre un éventuel gros marché. C’était de leur part un espoir pathétique mais que je pouvais comprendre, chacun espérant qu’un miracle se produise pour éviter le plan social qui se profilait à l’horizon. 
Ce matin-là, j’étais donc seule à la grande table ovale à feuilleter mes magazines, tête penchée pour lire les copyright quand je sens une présence derrière mon épaule, c’est le vigile de l’entrée qui regarde l’écran et me demande ce que je fais. Je lui explique que je pige car les rédactions utilisent les photos sans le signaler et que je ne comprends pas bien cette organisation qui consiste ensuite à devoir les traquer pour les faire payer. Le vigile  me regarde interloqué, et je lui dis, évidemment vous ne pouvez pas comprendre mais avouez que c’est un peu idiot comme stratégie, enfin moi ça ne me dérange pas tant que ça car j’aime bien passer mes journées à feuilleter des magazines. Pendant que je lui parle, il tourne autour de notre table et regarde les affaires de mes collègues de travail, je pense que vraiment nous sommes super surveillés pour que le vigile monte dans les étages, ça fait ambiance secret défense et ça me fait rire. C’est à ce moment-là que le téléphone posé au milieu de la table se met à sonner et que je ne réponds évidemment pas. Le téléphone sonne très très longtemps et le vigile me regarde interloqué en me demandant pourquoi je ne décroche pas, je lui explique  que cela m’est interdit car je suis stagiaire. Il n’a pas l’air de me croire et me dit, vous êtes stagiaire ? Oui, je n’ai pas l’âge d’une stagiaire mais je suis stagiaire. Il regarde toujours le téléphone sonner et me dit, vraiment vous n’allez pas répondre ? Je lui assure que non, je ne vais pas répondre. Il semble totalement désemparé et me demande où sont tous les gens qui ne sont pas à leur poste de travail autour de la table. Je lui dis, ah ! Ils sont partis  boire un café et fumer une clope et il me dit, tous ? Y’a plus que vous ? Je lui dis, ce n’est pas grave, ils vont revenir et j’ajoute, c’est souvent comme ça. Là, il semble s’étouffer et me dit, ah bon et il s’en va. 
Et il est parti comme il était venu, c’est à dire sans que je comprenne comment ce vigile avait pu monter jusqu’à notre bureau pour venir nous faire un coucou. 
Les collègues ayant fini leur clope et leur café, ont fini par revenir autour de la grande table ovale et me demandent, c’est bon, y’a rien eu ? Là, je leur raconte que si, le vigile a débarqué juste après leur départ et qu’il avait l’air perturbé surtout quand le téléphone a sonné et que je lui ai dit que je n’avais pas le droit de décrocher. Ils ont l’air étonné mes collègues, ils ne comprennent pas que le vigile ait pu monter dans le bureau alors ils continuent à me questionner et me demandent comment il était. Je leur décris le vigile, un black immense en blazer bleu marine, un vigile normal comme celui qui est en bas le matin quand on rentre dans l’immeuble et comme ceux qui sont à la porte de la Fnac. Et tout d’un coup je sens qu’il se passe quelque chose de terrible au moment où ils me disent, tu n’as jamais croisé le directeur de Hachette ? Ben non je ne l’ai jamais vu, je ne sais même pas qui c’est. Et ils me décrivent le directeur de Hachette, un grand noir et qui est toujours en blazer et qui est énarque, tu n’as pas plutôt l’impression que c’est lui qui était dans le bureau ? 
Oui, c’était sûrement lui vu le savon monumental que chacun s’est pris dans le jour qui a suivi. 

Pour moi cela a été, passé le moment de rigolade, un moment de honte immense en réalisant qu’il avait suffi que le mec soit noir, baraqué et porte un blazer bleu marine pour que je l’identifie comme un vigile et que je sois donc raciste.