dimanche 12 mai 2019

Sarah est morte



Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n'est hélas pas fortuite. 
  
  Samedi, fin de vernissage, les cacahouètes s’éparpillent sur les nappes en papier, les chips crissent sous mes escarpins rouges et je m’essuie les doigts collants de pizza sur un bout de serviette en papier posée sur la table de l’apéritif annoncé au micro comme un banquet. Simon me dit « Le sens des mots se perd et c’est ainsi que nous nous perdons, tu reprendras bien une chips ma chérie ? Profitons de ce banquet. »
  Rien n’était vraiment à la hauteur, ni le banquet et surtout pas les œuvres, il n’y a qu’une série de jolies sculptures aux visages asiatiques qui ont attiré mon regard et mon intérêt, le reste n’était que des redites de ce qu’on l’on voit partout, des morceaux de bravoure, des prouesses maladroites, de mauvais faux Picasso ou des hommages éternellement daliesques.

  Elle est arrivée face à moi sans que j’aie senti sa présence et avec une euphorie que je ressens toujours accentuée par l’accent d’ici, elle me dit « Je suis contente de vous voir ce soir, je ne pensais pas vous rencontrer à ce vernissage. » Son enthousiasme a quelque chose de débordant et je me demande comment je vais lui répondre, je n’ai que du rien à raconter ces derniers temps, un rien qui est pour moi aussi débordant, mais qui se traduit dans les faits par un rien, un grand vide.
  Elle m’accroche par le bras et me dit : « Salomé est morte. »
Je sens que je m’enfonce dans le sol, je me dis, Salomé est morte et je me répète, Salomé est morte. Je crois que je lui dis, ah bon ? Mais je crois seulement que je n’ai rien dit et que je l’ai regardée en me demandant comment elle faisait pour me dire cela avec une telle force et en restant droite.
  Elle semble soulagée de me l’avoir dit.
  Je me mets à parler en me tenant à son bras, il faut parler d’elle, dites-moi ce qui s’est passé et ce qui est arrivé à Salomé. Parlez-moi de votre fille, de celle qui était toujours avec vous, celle qui n’était pas une enfant comme les autres parce qu’elle était trisomique, celle que vous chérissiez votre mari et vous.
  Alors elle me parle de sa fille et de sa mort très rapide en septembre dernier. « Elle nous manque tellement, elle était tout le temps avec nous. Désormais, nous ne sommes plus que nous deux, ce n’est pas aux parents d’enterrer leurs enfants, ce n’est pas l’ordre. »
  Je lui parle de Salomé, qui venait toujours sauter à mon cou quand nous exposions les week-ends sur les quais de Garonne. Elle me dit « Elle vous aimait beaucoup. »
  Je me souviens de Salomé, qui voulait faire comme son père et qui, sous ses conseils, peignait et dessinait de petites œuvres. Un jour, elle les avait exposées à côté de celles de son papa Albert et la consécration est arrivée quand un client lui avait acheté un tableau. C’était une « consécration », car, ce jour-là, Salomé s’est sentie déesse, elle était passée annoncer à tous les artistes qu’elle avait vendu un de ses tableaux. Sur les quais de Garonne, nous avions fêté sa première vente.
  Je me souviens et je l’écoute me parler de sa fille.
  Je lui dis qu’il faut parler des morts pour ne pas les faire mourir une deuxième fois, je lui dis que je parlerai de
Salomé, que je sais qu’en lui parlant de sa fille morte, je ne lui fais pas de douleur supplémentaire 
  Elle me dit « Non, ça ne me fait pas de peine de parler de Salomé, ce qui me fait une douleur, c’est de devoir l’annoncer, de devoir le dire. »

  Je suis allée m’effondrer sur un banc de pierre et je les ai vus repartir, lui l’homme grand et imposant, le père brisé par la douleur à qui je n’ai su dire ma compassion qu’en mettant ma main sur son bras pour croiser son regard perdu, et elle, petite silhouette si forte et déterminée qui se tient aux côtés de celui avec lequel ils ne feront plus jamais trois.
   Elle qui a su décrire sa douleur insupportable en une phrase : « Ce qui est dur c’est de le dire. »