dimanche 29 janvier 2017

Tu es ma seule amie.


Dans les bras d'Éric - 1980


 
  « Tu es ma seule amie ». C’est ce qu’il m’a écrit cette semaine.
  Il s’était souvenu de la date de mon rendez-vous au CHU de Nîmes et voulait savoir ce que les médecins m’avaient dit. Je ne me souvenais pas lui avoir transmis la précision de la date, mais, en y repensant, je me souviens maintenant que je lui avais souhaité une bonne année et que, à ce moment-là, je lui avais mentionné que le 23 janvier était une date importante pour moi. 
  Il s’en est souvenu et je suis émue par tant d’attention et je lui réponds en lui disant qu’il me touche, qu’il m’a toujours touchée. 
  Il m’a renvoyé ces quelques lignes me demandant de lui dire dès que j’aurais des dates précises concernant ma santé et termine en écrivant : « Tu es ma seule amie. » 
  
  C’est Éric. 
  Nous nous sommes rencontrés quand nous avions 25 ans. Nous sommes de la même année, le même âge à quelques mois près.
  J’étais photographe et je ramais dans le métier, je n’avais pas d’expérience, c’était difficile.
  Un jour, le commerçant voisin de mon studio photo me dit qu’un jeune cascadeur va tenter un record d’Europe en franchissant des voitures lui-même au volant d’une voiture lancée sur un tremplin, sur le parking d’un centre commercial de la région. Il me propose de m’y emmener pour faire des photos. 
  Et c’est comme ça que je me retrouve un dimanche après-midi au milieu d’une équipe de cascadeurs un peu fous, un peu mauvais garçons et un peu méfiants aussi de cette très jeune femme photographe pas très sure d’elle,
  qui ne sait pas où se placer pour prendre ses photos. 
  Il vient vers moi, il me dit que c’est lui, Éric, qui va tenter le record de franchissement et que, si j’ai envie de faire des photos de son saut, il suffit que je m’allonge par terre, au bout de la piste, juste avant l’endroit où il doit atterrir, que c’est là que j’aurais les meilleures images. Je ne sais pas s’il se moquait de moi, s’il me testait, s’il était totalement inconscient, mais j’ai fait ce qu’il me disait et me suis couchée en bout de piste mon boîtier à bout de bras.  
  Il a franchi les vingt-six voitures alignées, a atterri en bout de piste, a battu le record d’Europe. Le lendemain, mes photos étaient dans la presse.
  
  Ce jour-là, Éric est entré dans notre vie.
  Je ne sais plus comment il nous a dit qu’il n’avait pas de logement, je ne sais pas comment il se débrouillait, je ne sais pas de quoi il vivait, nous avons juste compris qu’il avait besoin d’un toit et il est venu habiter chez nous. 
  Nous proposions souvent à des gens de venir chez nous et ils sont nombreux à être passés, mais lui, Éric, il est resté. 
  Il est immédiatement devenu un membre de la famille, mais je ne saurais dire quelle place il occupait. J’ai souvent envie de dire qu’il était un enfant de plus, mais cela me paraît tout de même impossible, puisqu’à ce moment-là, nos deux enfants avaient sept et cinq ans et que les vingt-cinq ans de Éric ne pouvaient pas faire de lui notre troisième fils. 
  Il pouvait être mon frère et c’est sans doute cette relation-là qui est la plus proche de celle que nous avions, même si ce n’est pas tout à fait celle dont j’ai le souvenir. 
  C’est sans doute le mélange compliqué d’une relation mère-enfant et sœur-frère.
  La seule relation que nous n’avons pas eue est une relation d’amants, même si je pense que cet amour-là existait aussi entre nous.
  Éric semblait n’avoir rien à faire à part sauter des voitures et aussi des filles. Il passait la majeure partie de son temps chez nous. Il ne voulait pas déranger, lavant ses affaires dans le lavabo, se débrouillant pour partir en fin de journée quand nous rentrions et revenir après l’heure du repas. Je crois qu’il désirait avant tout se faire oublier pour pouvoir rester. 
  Ses activités sont restées assez longtemps mystérieuses jusqu’au jour où j’ai commencé à réaliser qu’il était un peu voyou quand il n’était pas cascadeur. Et, comme ses activités de cascadeur restaient assez anecdotiques dans son emploi du temps, l’autre activité a fini par l’occuper sur un temps plein. 
  Je disais à Éric que je ne voulais pas savoir ce qu’il trafiquait. Il me jurait que ce n’était pas de la drogue et ça, je sais que c’est vrai. Il n’aurait jamais touché à ce type de trafic. Ce n’étaient pas des armes non plus.
  Quand il était à la maison avec moi, il me racontait ses vingt-cinq années de vie. Sa vie, c’était l’abandon, le foyer de la DDASS, la famille d’accueil, la majorité à dix-huit ans qui l’avait mis dans la rue… Et la rencontre avec le milieu et l’errance. Je sais la confiance qu’il a mise en moi, car il m’a raconté tous ses secrets, me demandant juste de l’écouter et ensuite d’oublier. Ce que j’ai fait.
  Éric était un enfant, un frère fatigant. Il vivait une vie qui nous était totalement étrangère et que d’une certaine manière il nous obligeait à supporter. 
  Nous avions été très clairs avec lui en lui disant que nous ne pouvions pas cautionner ses agissements et que nous préférions ne pas être informés de tout. 
  C’était sûrement un peu hypocrite, mais nous aimions Éric et c’est dans cette sorte de compromis que nous vivions ensemble.
  Le côté fatigant c’est qu’Éric était imprévisible. Il passait souvent me voir dans le grand studio photo où j’avais fini par atterrir comme employée de comptoir. Il passait la porte en blouson de cuir et Ray Ban aviator, narguant le patron qui n’osait pas l’empêcher d’entrer, car il disait qu’il venait voir son amie Véronique. Il traînait autour du comptoir en discutant et, le soir, de retour chez nous, me déballait son butin. Il avait volé tout ce qui traînait à sa portée… des mini albums photos, des petits accessoires… 
  Ça le faisait rire et moi aussi. Mais bien moins que lui. 
  Un après-midi, il est entré dans le studio photo, tout le monde avait un peu pris l’habitude de ses passages, mais là, il était dans une immense colère. Il m’a demandé de prendre mes clés de voiture et de venir avec lui. Je me suis exécutée, car ça avait l’air sérieux et au volant de ma Peugeot, il m’a fait faire le tour de Grenoble et de ses environs en faisant hurler les pneus. Et puis il m’a ramenée au studio photo et je n’ai jamais rien compris à sa colère noire, sauf qu’il semblait chercher une fille qui lui avait fait un sale coup. Le soir, il s’était calmé. 
  Le patron du studio photo avait les yeux qui lui sortaient de la tête quand je me suis réinstallée derrière le comptoir, mais il ne m’a rien dit. C’était un immense silence de la part de tout le personnel. Finalement, il suffit peut-être de s’imposer pour avoir la paix au boulot. 
  Éric s’impliquait de plus en plus, à l’entendre, il était un Mandrin moderne (c’était la région). Il prenait aux riches pour redistribuer aux pauvres. Il insistait d’ailleurs de plus en plus pour que nous profitions de ses largesses. 
  Un jour que nous sommes revenus chez nous après un week-end de congés, nous avons découvert que nous étions branchés au jus de pigeon. C’est comme ça que s’appelait un branchement électrique « gratuit ». Éric en avait marre de vivre dans une maison mal chauffée et nous nous sommes endormis ce soir-là dans une maison surchauffée aux convecteurs électriques. 
  Je commençais à mal vivre la vie avec Éric. 
  Quand il nous a annoncé qu’il voulait nous offrir une voiture, on s’est vraiment affolés.
  
  Ce jour-là, j’ai décidé qu’il fallait quitter Éric.
  Je lui ai dit de partir. 
  Il est parti et nous n’avons jamais plus eu de ses nouvelles pendant des dizaines d’années.
  
  Je pensais à lui. J’ai tant de photos de lui. Un bout de sa vie aussi avec tous les secrets qu’il m’a confiés. 
  Je pensais à lui et je me disais : « Il est mort. » 
  J’ai fouillé internet sans jamais retrouver la moindre trace de lui, et de ses amis je n’avais que des prénoms… 
  Le plus simple et le plus évident étaient d’admettre sa disparition.
  
  Il y a quatre ans, j’ai reçu un message sur Facebook, une « amie » qui me demandait si je me souvenais d’elle. Elle avait été la petite amie d’Éric et nous l’avions reçue à la maison la dernière année. Elle me dit que ça fait plus d’un an qu’elle me suit sur Facebook, pensant attirer mon attention, n’osant pas venir vers moi directement.
  Je ne me souviens pas, je mélange et puis je finis par me rappeler son visage, son prénom, des souvenirs. Elle me dit qu’Éric est toujours vivant et qu’elle a eu un bref contact avec lui totalement par hasard. Elle ajoute : « C’est un autre homme. »
  Elle me raconte qu’Éric est marié et a deux enfants et est patron d’une entreprise. Elle a ses coordonnés et va lui mettre un message pour lui dire qu’elle m’a retrouvée.
  
  Quelques semaines plus tard, Éric m’a appelée. Il a dit : « Bonjour, c’est Éric ! »
  Il voulait tout savoir de mes enfants, il me questionnait beaucoup sur notre vie. Moi, je n’osais pas lui demander comment il s’était retrouvé dans la peau d’un patron. Cela ne se demande pas quand on ne sait pas comment poser la question et, s’il faut la poser.
  
  Nous nous sommes revus. Il nous a invités. Il nous a fait visiter son entreprise. 
  Éric, le patron que tout le monde aime. 
  Il n’a pas changé, sa démarche est identique, son corps est toujours celui que j’ai connu dans la salle de bain, mince et musclé, son sourire est toujours aussi dévorant. Son intelligence fulgurante.
  Il est le même, mon Éric, mais avec des cheveux blancs. 
  Il me regarde et me dit : « Tu es toujours la fille que je croisais à poil dans la salle de bain, tu es la même, mais avec des cheveux blancs. » 
  
  Il est heureux, il nous raconte sa famille, ses deux enfants. 
  Je le laisse parler, c’est lui qui décide de quoi il veut parler et surtout de quoi il ne veut pas que nous parlions.
  
  Je sens qu’il faudra encore du temps pour qu’il n’ait plus peur de nous, les témoins que nous sommes de son autre vie. 
  Je sais la douleur qu’il a dû surmonter quand nous l’avions abandonné, je sais que cela l’a fait tomber très bas et l’a mis en danger.
  Je sais qu’au moment où il me retrouve et me reprend dans ses bras, il a compris qu’il avait fallu que nous lui disions de partir pour qu’il ait un jour la force de se construire une vraie vie.
  
  Et cette semaine, j’en ai enfin eu la certitude quand Éric m’a écrit : « Tu es ma seule amie. »