Les camions bloquent le Chili et le Chili est en train de mourir bloqué par ces camions qui dessinent un grand serpent sur l’immense route qui traverse le pays de haut en bas et aussi de bas en haut, puisqu’il n’y a qu’une seule route.
J’ai regardé sur une carte où se situait exactement ce pays tout en longueur qui a l’air d’une cicatrice sur le bord ouest de l’Amérique du Sud, car je voulais mettre des images sur ce que les infos me disaient.
J’avais dix-sept ans, le ventre plein de mon premier enfant et je vivais au rythme du Chili qui faisait sa révolution, je vivais ces premières inquiétudes sans comprendre que j’étais en train de forger ma conscience politique.
Lorsque l’on s’apprête à mettre un enfant au monde, il faut être calme et pétrie de zénitudes. En 1973, je pense qu’on n’employait pas le mot zénitude, mais on y était presque et Frédéric Leboyer n’allait pas tarder à arriver et nous prêcher une naissance sans violence.
Le 10 septembre, j’ai fêté mes dix-huit ans en espérant que mon enfant choisirait le même jour anniversaire, mais il a préféré attendre un peu.
Qu’attendait-il donc cet enfant, toute la journée du 11 septembre ? Suivait-il les bulletins d’info de France Inter sur lesquels je restais bloquée à l’écoute du Chili ?
À 17 h, il s’est manifesté pour dire que c’était maintenant, mais je n’avais plus le temps, ce n’était plus le moment pour moi. Trop tard ou trop tôt, il n’était plus mon inquiétude, le Chili et Allende avaient pris tout mon ventre.
Nous nous sommes allongés sur le lit, tous les deux, tous les trois, nous avons posé le transistor sur la petite table de chevet et avons attaqué la plus longue nuit de notre vie à trois. J’ai dit à mon ventre : « Calme-toi, on s’occupera de toi demain. Il y a des choses graves qui sont en train de se passer à Santiago et nous devons les vivre avec les Chiliens. »
Cette nuit du 11 septembre a été notre plus longue nuit et aussi notre plus triste.
Au petit matin, nous savions que Salvador Allende était mort et déjà l’histoire du suicide nous faisait sourire.
J’ai dit à mon ventre : « Voilà, c’est fini et c’est horrible, car rien n’est fini. L’horreur est là-bas, mais toi, il faut que tu viennes. »
Il est né le 12 septembre, le jour où Santiago s’est réveillé dans un bain de sang.
Il est né et j’aurais pu l’appeler Salvador, mais ce n’était pas prévu, car nous n’avions pas prévu l’horreur.
La vie s’est poursuivie avec les fantômes du Chili et des signes qui venaient sans cesse me dire que le Chili était entré dans ma vie avec mon premier enfant.
Quelques années plus tard, j’envoie un paquet à un ami espagnol à Saint-Jacques-de-Compostelle et le paquet revient dans ma boite après plusieurs semaines. La poste l’avait expédié à Santiago du Chili…
Mon enfant grandi, les souvenirs s’adoucissent et sont moins prégnants, bien que je ne puisse les effacer. Entre les deux anniversaires du 10 et du 12 septembre, il y a toujours le 11 septembre 1973, et, vingt-huit années plus tard, ce sera de nouveau la tragédie avec le 11 septembre au World Trade Center.
Pendant des décennies, la violence du Chili a laissé une cicatrice douloureuse sur mon cœur. Je passe mon doigt sur cette cicatrice pour la faire taire, je lui crie que le temps est passé et que je dois vivre et oublier cette horreur à laquelle je n’ai pas su répondre. Je n’ai eu pour réponse qu’un militantisme gauchiste qui m’a semblé bien dérisoire et presque grotesque.
Je ne savais pas qu’allait arriver ce jour où la boucle allait se refermer, un jour où j’allais faire la rencontre qui apaiserait ces années de douleur.
Je suis en Corrèze et j’anime un stage d’aquarelle pour plusieurs stagiaires. Nous parlons toujours un peu durant ces stages, bien que je n’encourage pas trop à ces bavardages. Le temps que nous passons ensemble est court et j’ai pour objectif de transmettre des informations, un savoir-faire et j’appréhende toujours de me disperser dans des discussions inutiles.
C’est au cours de l’un de ces échanges rapides à la fin d’une session que nous parlons de la conduite en voiture (oui, l’aquarelle mène à des échanges curieux…) et que l’une des stagiaires, Madeleine, nous dit que, dans son couple, il n’y a qu’elle qui conduit, car son mari est malvoyant. Je relève son propos en silence, car je me rappelle que, la veille, elle m’avait dit que son mari était photographe et elle a dû sentir ma surprise, car elle ajoute immédiatement : « Pour un photographe, c’est difficile à vivre. »
Je ne vois pas trop ce que je peux lui dire et si je dois lui répondre. Je ne réponds rien, car je ne comprends pas.
Elle me dit qu’elle reviendra le lendemain sur mon lieu d’expo avec son mari, car elle voudrait que je le rencontre.
Le lendemain, alors que j’ai totalement oublié la visite promise, je vois Madeleine s’avancer vers moi et me dire : « Je te présente mon mari. C’est Hugo. Il est chilien. »
Je me tourne vers Hugo et à ce moment-là, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est qu’effectivement il avait bien l’air d’un Chilien. Dans la vie, c’est souvent ainsi, quand on sait que l’on doit affronter un moment difficile, on commence à fuir et à penser à des trucs très cons pour se rassurer et prendre le temps d’affronter la difficulté.
J’en étais donc à me dire : « Qu’est-ce qu’il a l’air chilien ! », comme si je rencontrais tous les jours des Chiliens et étais à même d’évaluer leur degré d’appartenance ethnique au Chili, quand la deuxième question qui est arrivée aussi vite à mon cerveau a consisté à me demander si son prénom s’écrivait Hugo ou Ugo… La présence d’un H ou pas, il faut reconnaître que c’est primordial.
Quand je suis parvenue à calmer l’affolement de mon cerveau, j’ai regardé Hugo (avec H et aussi très Chilien) et, dans un flot ininterrompu, je suis arrivée à lui raconter en quelques minutes à peine mon attachement au Chili.
Hugo ne disait rien et me regardait attendant que je marque une pause. Quand je lui ai laissé un espace pour parler, il m’a dit : « Je suis le photographe de Salvador Allende. Nous étions cinq et je faisais partie de ces cinq-là. »
J’ai entendu dans ma tête un silence effrayant comme un vacarme.
Hugo s’est mis à parler, il m’a raconté son parcours de très jeune photographe au côté de Salvador Allende, les espoirs de leur révolution, le coup d’État et la terreur, son arrestation, la torture, ses yeux abimés, sa libération du camp en 1975 grâce à un journaliste américain, puis sa venue en France et sa rencontre avec Madeleine.
Nous sommes figés par l’émotion. Les larmes envahissent les souvenirs d’Hugo. Il me prend dans ses bras et me serre contre lui.
Quelques jours plus tard, il est repassé me voir, une photo à la main avec quelques mots à mon intention écrits au dos en espagnol.
Il me dit qu’il est heureux de m’avoir rencontrée et je trouve presque indécent d’imaginer un instant avoir pu provoquer du bonheur à cet homme qui a survécu à la torture et qui, brisé, laminé, m’ouvre les bras dans un sourire lumineux.
Il était photographe et ils lui ont pris ses yeux… Mais il rit toujours, il est vivant.
Je ne crois à rien, mais je suis certaine que cette rencontre m’attendait pour faire la paix avec mes fantômes chiliens.
Il fallait attendre le sourire d’Hugo pour m’aider à boucler la boucle.
Un lendemain de 11 septembre, Hugo m’a envoyé ce message :
Bonjour Véronique,
C’est avec un immense plaisir que j’ouvre ton courriel aujourd’hui 12 septembre, après avoir passé la journée d’hier à écouter des nouvelles du Chili avec des messages, des manifestations de Chiliens qui rendaient hommage à Salvador Allende. Malgré les quarante-trois années passées, les Chiliens réclament encore justice pour tous les camarades emprisonnés, disparus, pour ces femmes qui recherchent toujours leur mari, ces mères qui recherchent leur fils, pour tous ces enfants qui n’ont pas connu leurs parents…
Sur les ondes chiliennes, j’écoute une chanson de Victor Jara assassiné par le fascisme, chanson qui s’appelle « le droit de vivre en paix » (el derecho de vivir en paz), et qui ne parle pas seulement du Chili…
Aujourd’hui, quarante-trois ans après, les souvenirs sont encore intacts. Ce jour-là 11 septembre, voir les militaires dans la rue en train de tirer contre des camarades désarmés, voir des avions bombarder le palais du gouvernement, les usines mitraillées, les écoles, les universités encerclées par les militaires, pire encore, apprendre dans la soirée que beaucoup de camarades sont tombés, connus ou inconnus… comment le fascisme a massacré l’innocence et l’espoir… !
Malgré tout, il faut continuer à vivre pour les autres pour nous-mêmes pour donner l’espoir. On réclame seulement la justice !
Je suis très touché par tes mots. Comment s’imaginer que notre petit pays qui voulait faire une révolution pacifique a touché ton cœur ce jour si important de la naissance de ton enfant ? Cela me fait penser à la phrase de Salvador Allende : « Le bonheur du Chili commence avec les enfants ».
Merci de donner l’espoir pour continuer la lutte qu’on croit juste.
Je te souhaite beaucoup de bonheur pour toi et ta famille.
Je suis profondément ému par l’article de ton blog.
Amicalement,
Hugo