Elle arrive vers moi et m’appelle par mon nom. Je la suis.
Elle est toute menue et perdue dans sa blouse blanche, presque invisible en ton sur ton dans ces couloirs blanc et gris, ou blanc et crème. Je ne sais plus très bien ce que l’architecte a associé au blanc, mais gris ou crème de toute manière, c’est du moche et sans couleur. Si jamais le ciel de celui d’en haut existe, il est peut-être de cette non-couleur et ils essaient déjà de nous conditionner. C’est à ça que je pense en la suivant et en la dépassant d’au moins une tête.
Je la retrouve chaque année et j’aime la regarder ainsi marcher devant moi, légère et sérieuse. Chaque année, je me demande ce qui a changé en elle et j’aimerais la voir sans sa blouse blanche informe et triste. Et elle ne change pas. D’une année sur l’autre, quelques cheveux blancs peut être et c’est tout.
Elle s’appelle Docteur Flore C, elle est jeune, elle est cancérologue et elle a la charge de mon dossier depuis plusieurs années.
Elle exerçait au sein de l’établissement de lutte contre le cancer de Midi-Pyrénées qui se situait au centre-ville de Toulouse jusqu’au printemps dernier. Et puis, en 2014, gros déménagement de l’unité qui part s’installer dans le cancéropôle au sud de Toulouse.
En septembre 2001, deux semaines après les attentats de New York, l’usine AZF explose à Toulouse en faisant des dizaines de morts, 2500 blessés et des milliers de Toulousains paniqués dans les rues. Et le maire de Toulouse, Douste-Blazy, quelques mois plus tard, venait nous annoncer que, sur le site de l’usine dévastée, allait se construire l’espoir du futur pour nous tous : le cancéropôle de Midi-Pyrénées.
Douste-Blazy avait l’air content, moi pas.
Déjà, se réjouir d’être l’initiateur du cancéropôle ou de l’Oncopole comme l’on n’allait pas tarder à le baptiser, franchement, je ne trouve pas ça à se tordre de rire et à sabler le champagne. Pas plus que je ne parviens à visualiser ce projet sur les ruines encore fumantes et angoissantes d’AZF. Ce n’était pas L’Union Carbide à Bhopal, mais quand même. On avait été ce matin du 21 septembre 2001 quelques milliers de Toulousains à se faire secouer par un tremblement de terre et avoir pris des détonations dans les oreilles pour ceux qui s’en étaient bien sortis, alors imaginer que, désormais l’endroit où l’on me soigne allait se déplacer sur cette zone de malheur, me répugnait.
Pendant des années, j’ai espéré que le projet ne verrait pas le jour et que Douste-Blazy parti, on laisserait tomber l’idée de l’Oncopole AZF.
Chaque fois que je me rendais à mon rendez-vous avec le docteur Flore C., je lui demandais où en était le projet AZF. C’était toujours au point mort et ça m’allait bien et puis, un jour, elle m’a dit : « l’année prochaine, on se reverra sur l’Oncopole, dans nos nouveaux locaux. »
Elle avait l’air heureuse du changement.
Comme prévu, l’année suivante, je l’ai revue dans son nouveau bureau.
Pour moi, je ne voyais pas le changement ou plutôt si je le voyais, mais il ne me semblait pas être un changement « en mieux ».
Mais, docteur Flore C., elle avait l’air de flotter dans le bonheur du changement, dans cet état de grâce qui suit toujours les bouleversements de la vie que l’on veut positifs, même si on ne les a pas vraiment choisis. Elle est même tellement heureuse lors de ce premier rendez-vous qu’elle n’hésite pas à me dire qu’elle ne pourra pas lire mes radios, car son négatoscope n’est pas branché. Ils n’ont pas prévu assez de prises murales et elle n’a pas trouvé de rallonge multiprise.
C’est ce qu’elle m’explique en agitant mon enveloppe de radio au bout de son bras.
Là, je ne reconnais plus, docteur Flore C.. Elle ne m’a jamais fait un coup pareil. Elle, si pointilleuse quand elle lit mes radios, si attentive que je m’attends à la voir passer à travers le négatoscope comme Alice dans son miroir. Parfois elle prend même une grosse loupe et se colle le nez dessus en louchant un peu et je dois me retenir pour ne pas avoir un fou rire.
Et voilà qu’aujourd’hui elle agite mes radios en m’expliquant que ce n’est pas grave et que, de toute manière, je vais bien.
Je lui dis que ce n’est pas possible et que je veux qu’elle les lise. Il faut trouver une solution.
Soudain, elle m’écoute et elle redevient celle que je connais, silencieuse et absorbée. Elle repose l’enveloppe sur la table et me dit : « Je vais dans un bureau voisin, il y a un négatoscope qui est branché. Je vais regarder vos radios. »
Elle est partie de son pas aérien vers cet autre bureau, l’enveloppe à la main. Je n’ai pas eu de doutes, je sais qu’elle y est allée.
Quand elle est revenue quelques instants plus tard pour me dire des paroles rassurantes, je lui ai dit : « l’année prochaine, je viendrai avec ma rallonge multiprise. »
Elle a souri parce que je la faisais rire et qu’elle était heureuse.
L’année suivante, je suis revenue à mon rendez-vous annuel.
C’était la semaine dernière.
Il a fallu que je vienne deux fois, car ils s’étaient trompés en me fixant les rendez-vous. Je suis venue une première matinée pour la radiologie, puis revenue une deuxième matinée pour mon rendez-vous avec le docteur Flore C..
Deux matins dans l’enfer de l’Oncopole de Toulouse.
Douste-Blazy a fait son caprice de politique. Il a sans doute bien négocié son affaire avec les Laboratoires Pierre Fabre, qui cohabitent avec les bâtiments de l’Oncopole comme une résidence de milliardaire de maffieux russe jouxterait avec dédain des HLM de banlieue.
Les bâtiments de Pierre Fabre aux allures de navettes spatiales atterries dans des massifs de rosiers et des bassins japonais, narguent les pavillons des cancéreux qui se dressent au milieu de champs d’herbes jaunies.
Les salles d’attente sont assaillies par des patients qui se jettent sur des fauteuils de hall de gare qui vous font tressauter à chaque déplacement d’un voisin de rang, tandis que le panneau lumineux vous souhaite « Bienvenue à l’Oncopole de Toulouse ».
Mais moi, je ne veux surtout pas qu’on me dise bienvenue ! Je veux même être malvenue, très malvenue surtout. Quand je relève les yeux sur le panneau, je vois que, maintenant, il est affiché : « Pensez à demander votre carte de patient à l’Oncopole pour simplifier vos formalités d’entrée ». Le concept de la carte de fidélité, là j’avoue qu’ils font fort. Eh bien, je vais m’en passer même si elle est gratuite.
C’est mon tour.
Elle arrive vers moi et m’appelle par mon nom. Je la suis.
On revient au début de l’histoire comme pour chaque rendez-vous. Une routine.
Je la suis dans le couloir jusqu’à son bureau et, je sens que le docteur Flore C. ne va pas bien. Elle ne marche plus comme une femme heureuse.
Assise derrière son bureau, elle me parle, elle déroule le fil de la consultation.
Elle me demande comme à chaque fois : « Est-ce que je peux vous examiner ? »
Chaque fois, je me dis qu’elle est la seule de tous les médecins que j’ai connus à me demander l’autorisation de m’examiner. Je suis toujours émue de cette autorisation demandée.
Elle revient à son bureau pour me dire que je vais bien, mais je sens qu’elle veut me dire autre chose qui a l’air beaucoup plus difficile à annoncer.
Elle se lance et me dit : « Accepteriez-vous de vous faire suivre par votre gynéco, car je ne m’en sors plus, j’ai trop de patientes et vous ne faites plus partie des prioritaires pour ma consultation ».
Je comprends bien sûr et j’accepte. Je comprends surtout que ce n’est pas sa décision, mais qu’elle n’a pas le choix. Je comprends qu’elle n’est plus heureuse et qu’en une seule année passée à l’Oncopole, ses espoirs se sont envolés, que l’état de grâce a laissé place à une très profonde déception.
Elle me parle de sa désillusion, de son découragement, de tout ce qu’on leur a pris en les déménageant à l’Oncopole.
Sa petite voix et son visage fin s’animent et se mettent en colère. Elle a fait le choix du service public, elle a fait le choix d’un salaire de service public et n’a pas de yacht sur la Côte d’Azur, elle a fait le choix de sa passion et on l’a trompée.
Elle me dit qu’elle ne supporte plus les constructions futuristes du Laboratoire Pierre Fabre qui la toisent chaque matin quand elle arrive dans son bureau, la boule au ventre de ne plus pouvoir faire son métier comme avant.
Je lui parle, je lui dis que je comprends et que je suis moi aussi profondément triste de ce qui s’est passé.
Elle prend un stylo et m’écrit son adresse mail sur l’enveloppe des radios.
Elle prend ma carte et me dit qu’elle viendra voir mes peintures.
Elle déborde de larmes.
Elle se lève pour me dire au revoir et elle me dit : « On ne se reverra plus ici »
Alors j’ai pris Flore dans mes bras et, pendant quelques secondes j’ai bercé son chagrin. Je lui ai dit que je n’aimais pas qu’elle n’aille pas bien, que je n’aimais pas la laisser ainsi.
Et je suis partie. Très vite.
J’ai laissé Flore à son désarroi.