jeudi 23 avril 2015

Demandeurs d'asile, mes asylum seekers.

La liberté guidant le peuple. Eugène Delacroix.

Fin d’après-midi dans le bureau
Je regarde l’armoire métallique en face de moi, les cinquante dossiers suspendus à la couverture rouge.
Mon regard fait un focus sur ces dossiers, je peux lire les noms, je peux les pénétrer et tout d’un coup je sens que ce sont eux qui me regardent et qui me pénètrent.
Un vertige comme ceux qui vous prennent avant un malaise, juste avant de vomir et de vous vider.
Je suis vide, ils m’ont tout pris, ils m’ont vidée pour longtemps ces cinquante dossiers. 

Cinquante dossiers, cinquante familles.
Combien d’histoires ?
Combien de vies ?
Combien de morts ?
Combien de viols ?
Combien de coups ?
Combien de tortures ?
Combien de cris ?
Combien de récits ?
Pour les récits, je sais, il y en a cinquante.
Pour les vies, les morts, les viols, les coups, les tortures, les cris… Je ne sais plus et je n’ai jamais su, car il y en avait trop.
Au bout d’un moment on ne sait plus, on se contente de se concentrer sur le texte et de taper sur le clavier les mots justes, ceux que le juge va lire pour comprendre leur histoire.

C’est la fin de l’après-midi dans mon bureau.
Je suis secrétaire dans un Centre d’Accueil de Demandeurs d’asile, un CADA.
Ma tâche principale, ma responsabilité, mon honneur, mon immense honneur est de remettre en forme lisible et fluide Le Récit des demandeurs d’asile.
Le Récit, la pièce maîtresse de leur dossier quand ils arriveront devant le juge pour présenter leur demande d’asile.
C’est dans ce récit qu’ils doivent tout dire, tout expliquer de leur fuite folle du Congo RDC, de Centrafrique, de l’Ukraine, de la Tchétchénie, de la Biélorussie, du Haut Karabagh, de partout… ils doivent tout raconter en détail.
Et moi, ces détails, je n’en peux plus, je n’en veux plus.

Ces cris, ces tortures, ces viols, ces souffrances appartiennent à des hommes et des femmes que je vois tous les jours marcher dans le couloir qui passe devant mon bureau. Ils marchent en attendant la réponse de l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides), puis de la CRR (Commission de Recours des Réfugiés), le dernier recours si l’OFPRA a rejeté leur demande.

Ils marchent, ils font passer la vie, ils rentrent parfois s’asseoir dans mon bureau, la plupart du temps ils se plantent devant moi pour me demander une photocopie, un numéro de téléphone.
Ils passent le temps.

Ils savent que je sais leur histoire et je sais qu’ils savent, alors nous composons une conversation ubuesque dans des mots balbutiés et menteurs.
Leur regard dit autre chose, leur regard ne dit rien, il ne dit que le vide.
Ils ne sont plus rien et ils le savent.
À Kiev il était journaliste.
À Moscou elle était la fille du leader écologiste assassiné
À Grozny elle était chef de clinique ophtalmologiste sous les bombardements
En Géorgie il était chef d’entreprise, mais c’était l’Ossétie du Sud…
En Azerbaïdjan elles étaient mères de famille
Au Congo RDC elle était jeune fille…

Ici, ils sont des migrants, des demandeurs d’asile, des asylum seekers, des plus rien du tout.
Et pourtant moi je sais ce qu’ils ont quitté, ce qu’ils ont traversé pour arriver vivants jusqu’à mon bureau et me confier leur Récit.

Aujourd’hui, ils ne m’ont pas quittée.
Je vois chacun d’eux debout devant moi, planté comme je dis, car je les sentais plantés dans le sol. Leur seule fierté était d’être toujours vivants et ils se plantaient face à moi me toisant presque pour certains.
Leur point commun à tous : être jeune.
Il n’y a que les jeunes qui peuvent survivre.

Le jeune journaliste qui buvait jusqu’à la limite du coma éthylique et qui vomissait dans les couloirs en pleurant. Je savais qu’ils avaient violé sa femme.
La jeune mère du haut Karabagh qui me parlait toujours en tendant les bras. J’y voyais un enfant fantôme. Je savais qu’on avait tué son bébé en le jetant au sol.
La fille du leader russe qui avait du sang de leader en elle. Elle était fatigante, mais elle était restée vivante.
La jeune Congolaise à la silhouette immense qui circulait dans le bâtiment comme une aliénée psychiatrique. Elle ne parlait plus. Dans son récit, rien n’était dit, elle n’avait rien pu raconter, elle parlait juste de la forêt. On comprenait qu’ils avaient dû être nombreux dans la forêt à lui régler son sort.
Le père Georgien, enfin d’Ossétie du Sud, qui m’avalait dans son regard bleu transparent toujours plein de larmes. Sa femme était restée là-bas, il ne savait plus où.


Vous m’avez collé beaucoup de souffrance, vous m’avez souvent empêchée de trouver le sommeil.
Vos vides m’interrogeaient et me remplissaient.
Je me sentais coupable à 18 h quand je remontais dans ma voiture et que je vous laissais à vos cauchemars, vos fantômes, vos attentes, vos espoirs.
Vous aviez déjà parcouru la moitié de votre calvaire et vous étiez vivants. C’est ce que je me répétais. C’est ce qui me rassurait.

Cette semaine, j’ai beaucoup pensé à vous mes asylum seekers.
Je pense plus souvent « asylum seekers » que « demandeurs d’asile », car si le mot asile reste commun pour les deux langues et me convient, je trouve que l’anglais est plus percutant par son verbe to seek qui a une sonorité sifflante et une signification de « chercher à atteindre » plus volontaire que le « demander » du français.

Je sais depuis que j’ai partagé un bout des récits de mes asylum seekers, que l’on ne quitte son pays que parce qu’y est contraint et qu’il existe pour protéger ces gens chassés de leur pays des conventions qui traitent du droit international humanitaire.
C’est la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre.
194 États ont ratifié ces conventions.
Cela veut dire qu’elles sont universellement applicables.
Alors je demande qu’on les applique avec humanité.

« Les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels sont des traités internationaux qui contiennent les règles essentielles fixant des limites à la barbarie de la guerre. Ils protègent les personnes qui ne participent pas aux hostilités (les civils, les membres du personnel sanitaire ou d’organisations humanitaires) ainsi que celles qui ne prennent plus part aux combats (les blessés, les malades et les naufragés, les prisonniers de guerre) »

Ce billet est dédié à tous les hommes, femmes et enfants qui n’ont jamais pu atteindre les côtes de l’Europe.