A la Maison de la Radio avec Jean-Luc |
Je suis en Corrèze.
J’ai été invitée à exposer mes peintures pour la Biennale internationale d’Aquarelle.
Je déjeune dans l’unique petit bistrot du village avec d’autres artistes et les organisateurs, Pierre et son épouse Geneviève.
Les conversations vont bon train, les souvenirs s’égrènent joyeusement. J’évoque Pierre Desproges comme je le fais souvent, car il me manque. Un peu comme Brel me manque aussi.
Pierre me dit alors :
« Figure-toi que je connaissais très bien Pierre Desproges, je déjeunais souvent avec lui à la Maison de la Radio à l’époque des Flagrants Délires. »
Il m’explique alors qu’il est ingénieur du son et a fait toute sa carrière à Radio France.
Radio France, France Inter… des mots magiques pour moi. J’aime la radio et les voix de la radio ont accompagné toute une partie de ma vie. Dans notre vieille maison du sud de Grenoble, France Inter rythmait mes journées jusqu’à la nuit.
Et je me souviens de Jean-Luc Blain, de Passerelles, de cette rencontre au printemps 1985.
Jean-Luc, un journaliste grand reporter, revenait du Sri Lanka. Rentré clandestinement dans le pays pour rencontrer les combattants tamouls du LTTE (Front de libération), il témoignait sur les ondes de France Inter dans son émission « Passerelles ».
Simon et moi venions juste de revenir du Sri Lanka avec notre toute petite Titania dans les bras. Et j’entends les mots de Jean-Luc qui résonnent en écho à ce que nous venions nous aussi de voir et de vivre au Sri Lanka.
Il est émouvant, sa voix m’emporte de nouveau à Sri Lanka, mais dans la guerre de Jaffna, dans l’horreur des combats.
Je poste un courrier à Jean-Luc. Une lettre où je lui écris qu’il me touche, qu’il me ramène dans ce Sri Lanka que j’ai quitté il y a quelques mois à peine.
Ce n’était pas encore l’immédiateté d’Internet, il fallait écrire sur du papier et coller un timbre.
J’oublie, car je n’attends rien.
Le surlendemain, le téléphone sonne. « Vous êtes Véronique Piaser-Moyen ? Je suis Jean-Luc Blain. »
C’est le début de l’histoire.
Nous avons parlé au téléphone comme si nous nous connaissions déjà.
Et soudain, Jean-Luc me dit :
« Vous avez beaucoup de choses à raconter vous aussi. Vous avez une belle voix. Je vous invite à venir sur France Inter dans mon émission pour dire ce que vous avez à dire. » Je lui réponds que je peux venir dans trois semaines. Il éclate de rire :
« Mais dans trois semaines, je serai peut-être mort ! Vous venez après-demain et on fait Passerelles ensemble en direct. »
Alors, j’y suis allée.
J’avais envie de rencontrer Jean-Luc, j’avais envie de témoigner en direct à France Inter, j’avais envie de l’impossible qui devenait possible.
À la maison de la radio, j’ai traversé des couloirs, plein de couloirs jusqu’à son bureau. Il m’expliquait tout, me présentait à des journalistes qui passaient des portes ou ne me présentait pas en me disant : « Celui-là, il est très beau, mais il est très con, alors je ne te le présente pas parce que tu vas seulement remarquer qu’il est beau ! » Il me faisait rire, rien ne semblait lui faire peur.
Nous avons déjeuné ensemble. « Passerelles » était programmée de 14 h à 15 h.
Je ne savais pas ce que j’allais dire au micro, ce qu’il attendait de moi. Je lui posais des questions, il me répondait qu’on avait le temps d’en parler après le déjeuner.
Ce jour-là, il m’a appris ce qu’étaient le professionnalisme et la confiance.
Il m’a dit :
« Tu n’as rien à appréhender, Véronique, c’est moi le journaliste et c’est moi qui mène l’émission. Tu réponds à mes questions, tu dis ce que tu as à dire, tu te laisses guider, c’est tout. »
J’ai réalisé que c’était lui le patron, que c’était son émission et que je pouvais lui faire confiance, car s’il y avait un vrai risque, c’était bien lui qui le prenait.
Durant l’émission, tout est devenu simple, car Jean-Luc s’est effectivement comporté comme un grand professionnel et m’a offert ce cadeau de me sentir à l’aise en direct dans un studio d’enregistrement.
Quand il a levé la main vers la cabine des techniciens pour lancer le générique de fin, il a reposé son casque sur la table et m’a dit :
« Bravo ! Mais je pense que l’ambassade de Sri Lanka ne va pas être très contente de ce que nous avons dit cet après-midi. J’espère que tu pourras encore avoir un visa… » C’est depuis ce jour que je suis pétrifiée d’angoisse chaque fois que je fais une demande de visa pour Sri Lanka.
Nous sommes restés en contact pendant longtemps après ce direct.
Je passais le voir à la Maison de la Radio quand je venais à Paris.
Nous nous téléphonions régulièrement. Je me rappelle le jour où il m’a appelé en me demandant si c’était normal que le pot-au-feu qu’il s’était lancé à cuisiner fasse de la mousse en cuisant. Que devait-il faire de toute cette mousse qu’il voyait se former à la surface ? Je devais le rassurer pour du pot-au-feu qui mousse alors qu’il était grand reporter et partait régulièrement risquer sa vie pour rapporter de l’information.
Si je ne le voyais pas, je l’entendais sur France Inter puis sur TFI où il a travaillé avec Tony Comiti.
Sa voix, sa magnifique voix qui portait ses témoignages si bien écrits.
Je lui dis combien j’aime sa voix avec ce léger vibrato. Il sursaute et me regarde, effaré : « Ah bon ! Un vibrato ? »
Je comprends que cela ne lui convient pas et pourtant je persiste :
« Oui, un vibrato ! Et c’est justement ton vibrato qui rend la voix off de tes reportages si émouvante. »
Il sourit et je vois bien que cela ne lui va pas. Mais il sourit.
Un jour, il me demande quel a été le déclencheur de mes convictions politiques.
Il me dit :
« Pour moi c’est Le Che. Et pour toi ?
— Pour moi c’est Allende et le 11 septembre 1973. »
Et l’on refaisait le monde comme deux gauchistes convaincus de pouvoir changer le monde.
Lui, il avait déjà vu le monde et affronté les guerres et les hommes, moi pas encore.
C’était l’année des premiers otages au Liban, Kauffmann, Seurat, Carton et Fontaine. Je m’en émouvais, il était surpris par mon engagement. Il me racontait les coulisses du journalisme et se laissait aller à des confidences très secrètes.
Et puis je l’ai perdu de vue.
Sa voix avait disparu des radios, de la télé.
En 2010 ou un peu avant ou un peu après, je tape son nom dans Google et je vois qu’il est parti aux Marquises durant plusieurs années, puis qu’il est revenu en France et s’est installé chez lui, sur l’ile de Groix, où il a créé le Festival du film insulaire.
Et l’histoire recommence, mais sans enveloppe ni timbre, cette fois c’est Internet qui transporte mon message vers lui.
C’est encore le téléphone qui sonne à croire que Jean-Luc n’aime pas écrire, je décroche.
« Bonjour. Est-ce que j’ai toujours la plus belle voix de France Inter ?? »
Oui, Jean-Luc, tu as toujours ta voix avec ce léger vibrato, même si tu n’en veux pas de ce vibrato qui me charme.
Et il me raconte sa vie à Groix et son festival du film insulaire.
« Tu n’as pas envie de venir ? C’est quand même incroyable ce que je vais te dire. Écoute-moi bien, cette année, le pays qui est l’invité d’honneur du festival, c’est le Sri Lanka ! »
C’était vraiment l’histoire qui recommençait.
Comment croire au hasard ?
Moi, je n’y crois pas.
J’aime mieux la notion de synchronicité.
Nous sommes allés à Groix et j’ai revu Jean-Luc en patron du festival.
Nous avons visionné tous les films srilankais, dont certains étaient bouleversants.
Nous avons bu des bières ensemble.
Jean-Luc m’a raconté des morceaux de sa vie aux Marquises.
Il m’a reparlé de son reportage en 1985 à Sri Lanka.
Il a cherché la veille à récupérer les enregistrements, mais ne les a pas retrouvés.
Il se souvient de son interview du leader du LTTE : « Il était fou furieux, ce type… Je ne pouvais pas le dire comme ça au micro… ? »
Il semblait fatigué par la vie, toujours fêtard, mais fatigué.
Ce jour-là, les yeux plissés et les cheveux valsant autour de son visage, il râle sur le gardien du parking du festival qui lui donne des ordres pour ranger son véhicule, une espèce de 4X4 déglingué. Il râle tout en se pliant aux directives du mec, mais, une fois sa voiture garée, il me lance : « Mais, il me tartine les couilles, celui-là ! »
J’avais trouvé l’expression à la fois vulgaire et mignonne.
Le lendemain de la clôture du festival, je suis allée lui dire au revoir.
Il m’a serrée dans ses bras, il avait les larmes aux yeux en me disant au revoir et je le sens encore légèrement appuyé sur moi et me serrant fort sur lui.
Je le sens.
C’est tout cela que je raconte à Pierre dans le petit bistrot.
Nous cherchons le nom de la journaliste qui était la compagne de Jean-Luc.
Nous ne le retrouvons pas.
De retour à l’expo, je me connecte pour trouver ce nom qui m’échappe et je tape « Jean-Luc Blain » sur Google.
C’est un carnet noir qui me répond.
Je ne sais plus ce que cela veut dire et je le sais très bien.
On dit : carnet blanc pour un mariage.
On dit : carnet rose pour une naissance.
Et on a donc inventé le carnet noir.
C’est qui le connard qui a inventé le carnet noir ?
C’est qui cet abruti qui me fait pleurer ?
Je cours retrouver Pierre.
« Jean-Luc est mort ! »
Il ne le savait pas.
Nous traversons quelques secondes de sidération.
Pierre me prend dans ses bras et me dit :
« Comme la vie est surprenante. Nous ne nous connaissions pas et, en quelques secondes, nous partageons la même douleur. »
Moi, j’ai dit à Jean-Luc :
« Ce carnet noir, il me tartine les couilles… »